lundi 25 août 2014

Xénophobie et antisémitisme

par Zack Lieberberg – (traduit de l’anglais par Marcoroz)

Mon camarade de classe ouzbek Akmal Ousmanov m’avait donné un jour une précieuse leçon d’ethnographie. J’avais passé l’été précédent au Kazakhstan, qui était alors une république soviétique frontalière de son Ouzbékistan natal. Alors que j’avais commencé à lui parler d’une spécialité locale à laquelle j’avais eu l’occasion de goûter, Akmal m’avait gentiment interrompu. Visiblement mal à l’aise, presque malheureux, comme un parent qui, dans des circonstances imprévues, se serait vu obligé de révéler à son enfant, deux ans plus tôt que souhaitable, la terrible vérité sur les choux et les roses, il m’avait alors informé solennellement que les Kazakhs n’étaient pas vraiment humains.

Il ne faut pas confondre les Kazakhs avec les Cosaques, qui sont les descendants de serfs russes et ukrainiens enfuis. Les premiers se distinguent difficilement des Ouzbeks. Pour un Européen (au sens archaïque du terme), il n’est pas impossible d’apercevoir la différence mais c’est un peu difficile : c’est comme distinguer un Coréen d’un Japonais. Il faut savoir quels détails on doit rechercher. Je n’en savais rien, ce qui explique sans doute que j’aie accueilli cette bribe d’information avec scepticisme :

– Pourquoi donc ?

Akmal n’était pas rompu à expliquer des évidences. Il avait dû réfléchir quelques secondes avant de me répondre :

– Ils préparent leur thé avec de la graisse d’agneau.
– Alors, je ne suis pas humain non plus.
– Pourquoi ?
– Je mange du porc.
– Tu ne comprends pas.
– Non, en effet.
– Ce sont tous des menteurs.
– Et tout ce que peut dire un Ouzbek est toujours vrai ?
– Bien sûr que non. Mais ce n’est pas pareil.
– Comment ça ?
– Ils n’ont pas d’honneur.
– Et les Ouzbeks sont tous des gens honorables, sans exception ?
– Ce n’est pas la question.
– Alors, dis-moi.
– Ils sont dégoûtants.
– Comment ça ?
– Ils préparent leur thé avec de la graisse d’agneau. Ils ne sont pas vraiment humains.
– Est-ce que tu te rends compte que si tu mettais un Ouzbek et un Kazakh l’un à côté de l’autre, la plupart des gens seraient incapables de dire qui est qui ?
– Tu ne comprends pas. Ils sont pires que des animaux.
– Et les Estoniens ?
– Quoi, les Estoniens ?
– Sont-ils humains ?
– Comment je peux savoir ? Je n’en ai jamais vus. Je suppose que oui.

Logique. Le vaste Kazakhstan borde tout le Nord de l’Ouzbékistan, mais la toute petite Estonie se trouve à des milliers de kilomètres au nord-ouest. Sachant que les Ouzbeks ont assigné à leurs voisins les Kazakhs une position inférieure sur l’arbre de l’évolution, alors les Estoniens, compte tenu de leur culture complètement différente, devraient se situer sur une tout autre branche, plus proche des invertébrés ou, du moins, des amphibiens. Mais apparemment, ce n’est pas ainsi que la xénophobie fonctionne. Les Russes raillent les Ukrainiens, lesquels les méprisent en retour ; pourtant, expliquer à un Anglais que les Russes sont différents des Ukrainiens serait une tâche aussi désespérée qu’expliquer la différence entre un Anglais et un Irlandais à un Tadjik (à ne pas confondre avec un Turkmène). Tous, nous considérons ce qui est distant et étranger avec une curiosité modérée teintée d’indifférence. Nous ne pouvons haïr vraiment que ce que nous rencontrons quotidiennement et ce à quoi nous sommes habitués.

On pourrait penser que c’est ce qui peut expliquer l’omniprésence de l’antisémitisme. Il y a des Juifs partout. Les Juifs qui changent de pays se reconnaissent facilement à leur façon de prononcer les R, à leur accent amusant et à leurs expressions maladroites, mais leurs enfants se mêlent magnifiquement bien à la population et parlent et écrivent la langue vernaculaire souvent mieux que les natifs du pays (de même excellent-ils dans un certain nombre d’autres choses importantes). Aux yeux d’un étranger, la différence entre un Juif russe et un « Russe russe » est probablement moindre encore qu’entre un Ouzbek et un Kazakh. N’est-ce pas une raison suffisante pour que les Russes haïssent les Juifs ?

Ce n’est pas aussi simple. J’aimerais vous parler d’un autre camarade d’école, Anatoly (Tolik) Potapov. Il est né dans un village appelé Maslovka, non loin de la ville de Voronezh. Ne vous laissez pas abuser par le mot village. Dans ce bienheureux pays qui est le nôtre, un village est un quartier de banlieue où le laborieux père de famille rentre à la fin d’une dure journée de travail en ville, pour passer la nuit dans une maison confortable qu’il pourrait facilement revendre le lendemain pour un prix à sept chiffres. Sa femme prend une de leurs trois voitures pour aller le chercher à la gare. Son chien bien dressé l’accueille en remuant la queue joyeusement, invisible derrière l’épaisse clôture qui entoure une pelouse impeccablement entretenue. Ses enfants ne le dérangeront pas dans son repos bien mérité : ils sont en train de passer du bon temps avec des amis dans un des nombreux restaurants relativement bon marché situés à proximité immédiate. Pendant que sa femme lui prépare un dîner sain et équilibré, il court 30 mn sur son tapis roulant tout en regardant CNN. Il évacue ainsi le stress accumulé au bureau au cours de la journée.

En réalité, le village de Maslovka ne ressemblait pas du tout à cela. C’était sans doute bien pire que l’idée que vous vous faites du Goulag. Le père et la mère de Tolik étaient tous deux analphabètes, au sens le plus littéral, tout comme la plupart des autres villageois de leur génération. Tolik était le plus jeune des 14 enfants auxquels sa mère avait donné naissance. Trois seulement avaient dépassé l’âge de 3 ans : Tolik lui-même, son frère aîné et une sœur beaucoup plus âgée. Aucun des trois n’était resté analphabète. Sa sœur savait plus ou moins lire et pouvait même signer de son nom. Son frère avait décroché un doctorat en électronique. Tolik, après une maîtrise de l’université de Moscou, avait obtenu un doctorat de mathématiques. À l’époque où il réfutait mes théories sur l’antisémitisme, nous venions de commencer nos études et nous étions des amis très proches. Voici ce qui se produisit : un camarade de cours, Youri D., fit un jour quelque chose de répugnant. Je dis à Tolik que j’étais étonné de voir que Youri pouvait se montrer aussi malpropre. Tolik me répondit alors de la façon la plus détachée :

« Qu’est-ce que tu peux espérer d’autre d’un Juif ? »

Il m’avait pris au dépourvu. Je ne m’étais pas du tout attendu à ce que quelqu’un avec qui je partageais ma chambre, la plus grande partie de mes cours, la plupart de mes repas et de nombreux verres de vodka puisse détester les Juifs de cette manière. Ne sachant pas trop comment réagir, j’avais alors hasardé :

– Je pense qu’il est polonais.

(En réalité, comme je l’appris par la suite, il était ukrainien.)

– Juif, Polonais, c’est pareil. La même racaille, tout ça.


Pendant qu’il me gratifiait de cette incroyable révélation, je trouvai le temps de me demander s’il avait déjà rencontré un Juif véritable avant d’entrer à l’université. Plutôt que de réagir avec colère, je lui demandai l’air de rien, comme l’aurait fait tout Juif qui se respecte, ce qu’il pensait de M. Feldman, notre professeur de mathématiques, lequel était très apprécié des étudiants.

– Il est super ! Pourquoi ?
– Il est juif.
– Vraiment ? Eh bien, comme on dit, même parmi les Juifs, on peut trouver quelqu’un de bien.

Heureusement pour moi, à cette époque, les Juifs étaient largement sur-représentés parmi la population étudiante (deux ans plus tard, cette anomalie allait être corrigée de façon impitoyable). Le pauvre Tolik faisait partie des trois malheureux Russes de souche de notre groupe. J’entrepris donc de passer en revue la liste de nos camarades. À mesure que Tolik découvrait qu’ils étaient juifs, sa vision de l’univers se transforma sous mes yeux. Au moment où je lui appris que la fille dont il était éperdument amoureux était juive également, il finit par se montrer méfiant et me demanda comment je pouvais le savoir. Je lui expliquai alors que les patronymes russes se terminaient généralement par -ov, -yev ou -ine, tandis que les noms de famille des Juifs avaient souvent une consonance étrangère et se terminaient plutôt par -er, par –man ou par une autre forme tout aussi rare chez un Russe pur porc, comme par exemple -berg. Il me contempla, horrifié.

– Oui, fis-je avec une satisfaction sadique. Moi aussi.

Il quitta la pièce sans dire un mot. J’évitai de lui rappeler cette conversation, jusqu’à ce qu’il m’en reparle lui-même deux mois plus tard :

– Tu te rappelles notre conversation à propos de Youri D. ?
– Vaguement.
– J’ai honte.
– N’y pense plus.

Cependant, c’est alors que ma curiosité fut la plus forte. Je lui demandai pourquoi il avait été si sûr de lui en disant du mal des Juifs, alors qu’il n’en avait jamais vus et qu’il ne savait pas distinguer un Juif d’un Russe. Il m’expliqua qu’à sa connaissance, même si aucun Juif n’avait jamais vécu à Maslovka et n’y avait jamais mis les pieds, il était de notoriété publique dans le village que les Juifs étaient des gens peu recommandables : malhonnêtes, haineux, toujours en train de comploter et de chercher à trahir la mère-patrie ou à déposséder un Russe honnête. D’ailleurs, même ceux qui n’avaient jamais mis les pieds dans une église (celle de Maslovka avait fermé plusieurs dizaines d’années auparavant) savaient que les Juifs étaient les assassins du Christ. Apparemment, il était facile de haïr les Juifs même sans avoir jamais eu le moindre contact avec un seul d’entre eux.

En réalité, ce phénomène est bien connu. La pièce de Shakespeare Le Marchand de Venise date de 1597, soit 307 ans après l’expulsion des Juifs d’Angleterre. La plupart des spectateurs anglais de l’époque, à l’instar de plusieurs générations de leurs prédécesseurs, n’ont donc jamais eu la moindre chance de rencontrer un seul Juif. Cela ne les empêchait pas de pouvoir reconnaître sans aucun effort les traits typiquement juifs du personnage éponyme. Faire de Shylock un Gentil aurait vidé la pièce de sa substance, bien plus que de faire d’Othello un Norvégien par exemple. Je suis sûr qu’il est déjà arrivé qu’un Norvégien tue par jalousie, même si un tel crime était sans doute plus courant chez les Maures. Il est bien plus difficile d’imaginer une situation dans laquelle un Norvégien se verrait obligé d’essayer de convaincre les gens qui l’entourent qu’il est tout aussi humain qu’eux.

De l’éternité apparente de la Diaspora, Israël comme les Goyim auront su tirer une leçon. Les Goyim ne nous voient pas, ni en tant qu’individus ni en tant que nation, comme égaux ni comme méritant ces mêmes droits qui sont accordés à tous les autres. Il suffit de voir, par exemple, comment le monde entier, sans la moindre exception, y compris une majorité des Juifs en Israël comme ailleurs, a accepté le grossier mensonge du « peuple palestinien » (le jour où Yashiko Sagamori a publié un article dans lequel elle remettait en question l’histoire imaginaire de la Palestine, la plupart de ceux qui l’ont lu ont cru qu’il s’agissait d’un habile boniment, plutôt que d’une pure vérité). Par ailleurs, les Juifs eux-mêmes n’ont pas la mentalité qui leur permettrait d’affirmer leur droit d’exister sous la forme de leur choix. C’est pourquoi ils ne peuvent ni avoir leur propre pays, ni jouir de tous les droits au milieu des Gentils.

La restauration d’Israël a changé la face de l’antisémitisme, mais n’a pas permis de le faire régresser. C’était prévisible. Même sans avoir connu un seul jour de paix dans toute son histoire moderne, Israël, par ses réalisations économiques, scientifiques et techniques, a de quoi stupéfier tout observateur impartial. La guerre incessante des Arabes contre Israël est de loin le principal facteur empêchant une aliya en masse à partir de tous les pays. Sans cette guerre, Israël deviendrait une superpuissance tout à fait pacifique en l’espace d’une ou deux générations. Au bout de quelques décennies, la majorité absolue des Juifs du monde entier vivrait en Israël. Comment pourrions-nous penser que quelqu’un sur Terre aimerait voir cela arriver ? Même si je ne crois pas que la prospérité des États-Unis ni celle d’aucun pays du monde en dehors d’Israël soit due principalement aux Juifs, notre contribution a toujours été bien plus importante que notre proportion dans la population. (Autrement, comment pourrions-nous être accusés de contrôler le monde ? Il suffit de nous comparer à un autre peuple sans patrie, les Tziganes.) C’est vrai même de pays antisémites comme la Russie. C’est encore plus vrai des rares pays qui traitent encore bien leurs Juifs. Pourquoi les nations du monde voudraient-elles perdre ceux qu’elles peuvent exploiter de façon si productive quand elles en ont besoin et congédier si facilement quand elles n’en ont plus besoin ? Chaque pays agit ainsi, à sa propre manière. L’Union Soviétique empêchait ses Juifs de partir par des moyens qui nous semblaient illégaux. Les États-Unis, pour empêcher tous les Juifs de Diaspora de rentrer chez eux, empêchent Israël de se défendre.

La survie d’Israël est absolument nécessaire à la survie physique du peuple juif. L’abandon de Gaza aura été une des étapes de la nouvelle solution finale. Et cependant, je suis sûr qu’Israël peut encore trouver un moyen d’assurer sa survie. Je pense toutefois que ce sera impossible tant que les Juifs n’auront pas réalisé que l’antisémitisme est une réalité de l’existence et tant qu’ils ne l’auront pas intégré. Je crois que ses manifestations sont nombreuses et que l’« anti-sionisme » n’en est qu’une parmi d’autres ; et que nous devons accepter ce fait et apprendre à vivre avec, au lieu d’espérer qu’un jour, l’antisémitisme finira par disparaître. À en juger par notre histoire, il y a de bonnes chances pour que ce soit l’antisémitisme qui survive aux Juifs, et non l’inverse. L’antisémitisme polonais, par exemple, a survécu sans difficulté à la communauté juive.

Vivre avec l’antisémitisme suppose, parmi les choses les plus vitales, d’adopter avec détermination le principe « Israël aux Juifs ». Le monde entier, tout en n’ayant jamais trouvé d’objection à faire au principe « l’Arabie aux Arabes », réagira en nous traitant de racistes dans toutes les langues, y compris même en hébreu. Si nous voulons survivre, il nous faudra apprendre à vivre avec cette forme de calomnie également.


Version en anglais publiée par Yashiko Sagamori en 2005 sous le titre Xenophobic dialogues - http://middleeastfacts.com/yashiko/

Zack Lieberberg est mathématicien et informaticien et habite New York.

© 2005 - Zack Lieberberg & Yashiko Sagamori
© 2009 - Marcoroz pour la traduction

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