lundi 25 août 2014

Nous, le peuple

Par Zack Lieberberg

Je suis un émigré soviétique. En 1982, je suis arrivé aux États-Unis avec ma femme, mon enfant âgé d’un an et un costume avec lequel je pouvais à la rigueur me présenter à des entretiens de recrutement.

J’allais oublier, j’avais aussi cinq cents dollars en poche. J’ai loué un deux-pièces en plein cœur d’une petite communauté russe dans le Bronx. Cela me coûtait 246 dollars par mois, charges comprises. On m’a dit que je devais me rendre au centre de sécurité sociale. Là, j’ai reçu des bons alimentaires pour une valeur de 134 dollars. Je suis rentré chez moi avec ces bons et j’ai demandé à ma femme : « Qu’avons-nous fait pour mériter cela ? »

Je suis allé dans un grand magasin du quartier et j’en ai dépensé une partie pour acheter le plus indispensable. Dans la file d’attente de la caisse, juste devant moi, il y avait une famille noire : la mère, le père et deux enfants. Avec deux caddies remplis d’articles que je n’étais même pas capable, pour la plupart, d’identifier.

J’ai pensé : « Voilà comment nous mangerons quand j’aurai trouvé un travail. » À ma grande surprise, ce couple a payé toute cette manne avec des bons alimentaires. Je n’ai éprouvé aucun ressentiment. Tout au contraire, j’étais heureux de me retrouver dans un pays où les chômeurs avaient une existence tellement meilleure que celle des informaticiens dans le pays dont j’étais originaire.

Au bout d’un mois, je suis retourné au centre de sécurité sociale pour recevoir mon allocation de bons alimentaires, et on m’a dit que je n’y avais plus droit. On m’a proposé l’aide sociale : j’ai refusé. Je suis rentré les mains vides, et j’ai demandé à ma femme : « Qu’avons-nous fait pour mériter cela ? »

Comme vous pouvez le voir, nous avons survécu. Nous avons même prospéré suffisamment pour perdre tout ce que nous possédions quand la bulle Internet a éclaté, ce qui nous a agréablement anesthésiés face aux difficultés économiques du moment, car désormais, comme les prolétaires de Marx, nous n’avions plus rien à perdre, sauf que nous n’avions pas non plus de chaînes.

Et cependant, là encore, nous avons survécu, parce que c’est un pays prospère, dans lequel survivre est tellement plus facile, même pour un pauvre nul comme moi. Pourtant, depuis vingt-six ans que je vis aux États-Unis, je n’ai jamais pu me défaire de cette impression qu’une prospérité chronique rend la population stupide. Je ne parle pas des individus : je parle de nous, le peuple.

La prospérité d’une nation – sauf, bien sûr, s’il s’agit de Dubaï – ne peut se bâtir que par le travail acharné de ses citoyens, lequel, en l’espace de plusieurs générations, engendre une culture de la réussite, ce qui permet à la génération suivante de reprendre le travail là où la génération précédente s’est arrêtée et de faire progresser le pays d’encore un pas.

Malheureusement, les gens ont tendance à oublier le caractère unique de la culture dans laquelle ils ont grandi, tout comme ils ne pensent jamais à l’oxygène contenu dans l’air qu’ils respirent – tant qu’il y en a suffisamment. Ils ne voient pas ce qu’eux-mêmes ou leurs compatriotes peuvent avoir de particulier.

Ce qu’ils n’oublient jamais, en revanche, c’est que tous les hommes naissent égaux, que ce soit à Scarsdale, dans l’État de New-York, ou à Anar Dareh, dans la province de Farah en Afghanistan. Et comme même les bénéficiaires de l’aide sociale de Scarsdale (à supposer qu’il en existe) vivent infiniment mieux que n’importe quel habitant d’Anar Dareh, une question se pose inévitablement : à qui la faute, si personne à Anar Dareh ne peut se payer un cinq-pièces avec deux emplacements de parking dans une zone résidentielle calme, dans un beau quartier peuplé de membres de la classe moyenne, à 35 mn de train de Manhattan ?

C’est difficile à dire. Il serait encore plus difficile d’expliquer pourquoi il n’existe pas de classe moyenne à Anar Dareh. Ni de trains. Si nous ne savions pas que tous les hommes naissent égaux, nous pourrions penser que les habitants de Scarsdale, au moins dans un certain sens, valent plus que les habitants d’Anar Dareh. Mais nous ne risquons pas de faire cette erreur.

Heureusement, il existe des endroits sur cette planète où de tels contrastes s’observent localement. Israël, par exemple, où une pittoresque « implantation » juive est souvent située au voisinage immédiat d’un de ces bidonvilles puants que les Arabes appellent des villes.

Et comme personne, du moins dans ce pays, ne peut imaginer que ces gens puissent réellement préférer vivre de la façon dont vivent les Arabes, tout comme personne, du moins dans ce pays, ne refuserait de vivre de la façon dont vivent les Juifs, on a vite fait de désigner le coupable : il faut que ce soit l’occupation illégale par Israël de son propre territoire.

Après cette révélation, est-il si difficile de réaliser que ce doit être notre faute si les habitants d’Anar Dareh, jusqu’à présent, n’ont pas adopté une constitution similaire à la nôtre, qui leur garantisse toutes les libertés que nous ne remarquons même plus, avec une séparation infranchissable entre la religion et l’État, et s’ils n’ont pas adopté en même temps l’attitude nationale qui ferait de l’avidité des individus un puissant facteur de prospérité pour leur ville tout entière ?

De façon générale, il faut que la souffrance des pauvres soit la faute des riches. Pourquoi ne pouvons-nous pas prendre à chacun à hauteur de ce qu’il peut contribuer et donner à chacun ce dont il a besoin ? Quelle nation stupide et bien nourrie nous sommes !

Mes naïves prédictions pour les [...] élections [américaines de 2008 - NdT] ont échoué lamentablement. Hillary [Clinton], dont je pensais qu’elle pourrait facilement ramener sa famille à la Maison Blanche, n’est même pas restée dans la course. Nous, le peuple, en avons décidé autrement. Nous, le peuple, avons promu Barack Hussein Obama. Nous, le peuple, méritons ce qui va maintenant advenir.

(...) [Considérations concernant les élections américaines de 2008 - NdT]

Obama n’est pas un fléau. Obama n’est qu’un symptôme. Le fléau, c’est nous, le peuple.

Je suis un émigré soviétique. Je n’ai pas eu la chance de devenir américain par le hasard de ma naissance. J’ai choisi de devenir américain parce que je croyais en ce pays. Pouvez-vous imaginer à quel point il est douloureux pour moi d’assister à son écroulement ?


© 2008 – Zack Lieberberg
© 2011 – Marcoroz pour la traduction

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